Même s’il est confiné comme un milliard de personnes pour stopper la progression de la COVID-19, le démographe Alain Gagnon observe la situation actuelle avec un œil avisé. Depuis 10 ans, il s’intéresse à l’évolution des populations exposées aux épidémies pour tenter de tirer des connaissances sur les meilleures stratégies en santé publique afin de diminuer la mortalité. Il a beaucoup étudié la pandémie de grippe espagnole, notamment. Il accorde à UdeMNouvelles un entretien à distance.
Quel lien tisse le démographe entre la pandémie de grippe espagnole et celle actuelle du coronavirus?
Même si la COVID-19, avec ses milliers de victimes, paraît encore bénigne comparativement aux 50 à 100 millions de morts qu’a faits la grippe de 1918, on constate que l’histoire se répète. On avait déjà compris il y a un siècle que le confinement était une méthode efficace de prévention, mais tous ne l’ont pas appliquée. Aux États-Unis par exemple, Philadelphie a fait fi des mesures préventives, alors que Saint Louis a demandé aux gens de rester chez eux. La Pennsylvanie a enterré des milliers de victimes de la grippe tandis que les décès ont été limités au Missouri. Au Québec, Victoriaville a maintenu son projet d’accueillir le Congrès eucharistique canadien. La contamination a été si généralisée que l’activité de clôture n’a pas eu lieu; les gens étaient trop malades pour assister aux feux d’artifice.
Il est trop tôt pour dresser un bilan du coronavirus de 2019-2020, car il continue sa progression. Je m’inquiète particulièrement de ses effets en Inde, où l'on a mis tous les trains à l’arrêt ‒ ce qui est, en soi, une bonne idée, mais pas si les personnes se ruent dans les autocars pour quitter les grands centres. De plus, il pourrait y avoir une seconde, voire une troisième vague de contamination mondiale. La grippe espagnole a d’abord frappé faiblement au printemps 1918 avant de faire l’essentiel de ses ravages à l’automne. Une troisième vague a été observée en 1919.
Ce virus peut-il disparaître ou au contraire devenir résistant?
Un virus est un organisme vivant répondant au processus de la sélection naturelle. Le SRAS-CoV-2, le virus responsable de la COVID-19, n’est pas très létal, c’est-à-dire qu’environ un pour cent des personnes infectées en meurent. Mais il a mis au point une stratégie d’expansion extrêmement efficace: les gens sont contagieux avant même de ressentir les premiers symptômes. Les hôtes sont des porteurs mobiles qui peuvent traverser la planète avant de présenter des signes de la maladie. Le virus Ebola, beaucoup plus meurtrier, a eu une progression localisée, car les individus atteints étaient alités, souvent incapables de se mouvoir. J’ai bon espoir qu’un vaccin sera mis au point et limitera la propagation de la COVID-19, une arme que nous n’avions pas au début du 20e siècle.
Que pensez-vous de l’approche suédoise, consistant à faire confiance à la population dans l’application des mesures de confinement et de distanciation sociale sans les imposer?
Je trouve cela extrêmement risqué. D’ailleurs, les médecins et experts en santé publique de ce pays critiquent vertement leur gouvernement pour avoir choisi cette orientation. Les évènements récents démontrent que la Suède a fait fausse route. Un calcul simple montre qu’une stratégie consistant à laisser aller la nature sans intervenir aurait pu coûter la vie à 40 000, voire 60 000 personnes au Québec, une population comparable à celle de la Suède. Récemment, il était question dans un point de presse d’une centaine de milliers de décès en Ontario si aucune mesure de confinement n’avait été prise. Bien sûr, le confinement actuel n’est pas tenable à long terme. Mais il est important de tout faire d’abord pour freiner l’épidémie, avant de s’organiser pour savoir quand on pourra remettre le nez dehors et qui pourra sortir en premier. Il faudra alors faire passer des tests pour connaître ceux et celles qui ont été infectés, mais qui ne sont plus contagieux. J’ai idée qu’il s’agira pour beaucoup de jeunes aujourd’hui porteurs du virus mais asymptomatiques.
Vos études en démographie historique démontrent que les personnes exposées à des virus de la grippe durant leur enfance sont plus résistantes quand survient une épidémie causée par un virus similaire. Peut-on appliquer ce phénomène à la réalité actuelle?
Cette hypothèse a pour nom l’empreinte antigénique. Nous avons indiqué dans un article paru en janvier dernier que les adultes qui ont été exposés au virus H1N1 lorsqu’ils étaient enfants, dans les années qui ont suivi la pandémie de grippe espagnole de 1918, possèdent les anticorps pour combattre le virus et se portent donc assez bien lorsqu'ils sont exposés à un nouveau virus de type H1N1. Mais dans une saison dominée par le virus H3N2, ils s’en tirent moins bien, avec des taux de mortalité nettement plus élevés. On pourrait imaginer qu’un phénomène semblable explique pourquoi les enfants et les jeunes adultes sont épargnés dans la pandémie de COVID-19. Selon des études génétiques, le virus qui en est responsable pourrait avoir certaines affinités avec d’autres coronavirus apparus depuis les années 80 et qui causent chaque année des rhumes bénins dans les populations. Exposés tôt dans la vie à ces virus apparentés, les individus de moins de 40 ans auraient un système immunitaire mieux outillé pour faire face au coronavirus à l’origine de la COVID-19.
Vos travaux s’appuient sur des données démographiques et épidémiologiques d’ici et d’ailleurs; sont-elles toujours dignes de foi?
Il faut savoir les interpréter. Par exemple, certains États ne testent que les personnes qui se présentent à l’hôpital avec des symptômes alors que d’autres, comme la Corée du Sud, l’Islande ou le Québec, ont mis beaucoup l’accent sur les tests diagnostiques. Je suis convaincu que la létalité du virus en Italie est surévaluée parce qu’on y sous-estime largement le nombre d’individus infectés. Malgré tout, d’innombrables personnes ont été contaminées dans la plupart des pays et ont transmis le virus sans jamais avoir été désignées comme porteuses. Cela complique l’estimation de la létalité, ou le nombre de décès parmi les personnes infectées.
Par ailleurs, les sondages regroupent trop souvent les personnes dans des «groupes d’âge», alors qu’on aurait avantage à rapporter des âges exacts ou, à la rigueur, à les ramener dans des tranches d’âge de 5 ou 10 ans et, surtout, à éviter les catégories de type «moins de 20 ans» ou «plus de 60 ans». Ma recherche actuelle sur la COVID-19 montre clairement une augmentation de la mortalité exponentielle après 50 ans en Espagne comme en France, avec des différences proportionnelles entre les hommes et les femmes. Avec de grands groupes d’âge, ce phénomène n’est tout simplement pas observable. Il me semble que nous devrions adapter nos lectures démographiques en fonction des besoins de la recherche; sinon, c’est comme si nous prenions un microscope du 17e siècle pour observer les microbes d’aujourd’hui.
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